La blogosphère, ou l’économie de la gratitude

(considérations blogosphériques d’intérêts relatifs)

La chétive pécore
S’enfla si bien qu’elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont plus sages :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

« La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf » – J. de la Fontaine

Phénomène microscopique, marginal dans la sphère économique des médias, l’information ou l’analyse citoyenne occupe un espace particulier. En effet, qualifiée de « friandise » par les professionnels (journalistes) du secteur, elle est remisée dans la catégorie des sous-produits de l’information. Une humeur « gentille » digne, au mieux de curiosité. Pourtant, les blogs et leur contenu sont largement exploités par des sites d’information à but lucratif. Chaque « mainstream » du système possède son cheptel, qu’il rémunère en accolades, compliments et gratitude. Le remplissage gratuit de l’espace commercial de l’information est devenu une pratique courante. Tout le monde y trouve son compte. Ou presque.

Information centrifugée

Il est indéniable qu’en l’état actuel des choses, un certain type d’information ne pourra être diffusé seulement par des journalistes. En aucun cas un citoyen muni d’un clavier, ou d’un appareil photo ne sera en mesure d’informer sur des thèmes internationaux, de conflits, ou de sujets pointus nécessitant du temps d’investigation. Cette ambiguïté évacuée, l’information quotidienne, telle qu’elle est présentée de nos jours, se constitue de manière quasi exclusive d’informations recyclées. Tous les quotidiens abordent les mêmes thèmes, qui sont souvent l’émanation d’une source. Seules différences notables, l’angle et le traitement. Quand Le Figaro ou l’Humanité traitent de la burqa, ils disposent de la même information. Ils la recyclent ad nauseam selon des grilles spécifiques (de moins en moins clivées). Dans cette économie de la nuance, les blogueurs tombent à point nommé. Dématérialisation des supports, apoplexie financière des organes de presse, on égaye les sites (et même le papier) de points de vue « amateur ». Une façon simple et économique de remplir de l’espace labellisé, non professionnel. Car les contenus de blogs sont réputés généralement non objectifs, peu fiables, de qualité erratique. Le support professionnel est lui d’une neutralité absolue, objectif, « éditorialement » irréprochable. Quand Le Figaro dessine par touches successives le programme du gouvernement, il est objectif. Quand les agencements quotidiens (du journal, comme du site) du Monde, de Libération, et du Figaro se rapprochent plus du mimétisme que de la presse diversifiée, on appelle cela l’objectivité. Quand L. Joffrin ou E. Mougeotte assènent des vérités immanentes à ses lecteurs, elle est irréprochable. Il n’est plus rare, dans les blogs,  de trouver des points de vue, tout aussi (peu) objectifs et (peu) pointus que celui d’un professionnel du genre (avec l’intérêt en plus). Il suffit d’une revue de presse quotidienne pour s’apercevoir de la circularité, de l’homogénéisation des contenus professionnels. Dans ce cadre, le contenu estampillé « blog » aurait le double avantage de simuler une sortie de la circularité et de donner une tonalité nouvelle au média. Deux hypothèses évidemment erronées, puisque les articles sont triés (éditorialisés), choisis selon l’actualité traitée en cohérence avec le média donné.

L’économie de la gratitude

Pas de modèle économique performant, des supports matériels en crise, un personnel en déliquescence, les médias installés ne peuvent se permettre le luxe d’y ajouter un budget « amateurs plumitifs ». Derrière les têtes de gondole goinfrées de l’Editocratie, la fabrication de l’information a le visage émacié, fatigué par les cadences. Produire vite, digérable, à moindre coût. Les forçats de l’information ne peuvent plus prétendre à des revenus confortables, leur condition pécuniaire s’est prolétarisée. Reste le capital symbolique, celui du dîner en famille, de la soirée mondaine où l’on annonce fièrement son appartenance à la médiacratie. Une deuxième couche sous prolétarisée est venue s’ajouter grâce aux contenus web. On introduit l’économie de la gratuité au milieu d’espaces payants. Avec plusieurs avantages. On crée une nouvelle hiérarchie en dessous des journalistes. Relevant relativement leur niveau sans toucher aux salaires. On met en valeur le contenu salarié au milieu des « billets d’humeur » dits amateurs. Relevant aussi relativement la fadeur de leur production quotidienne sans toucher aux salaires. Dans une vitrine comme celle de Marianne 2 (de plutôt bonne qualité), il n’est pas rare de voir la production gratuite (ou de gratitude) remplir la moitié de l’espace éditorial. En d’autres termes, des contenus salariés, générés par l’activité publicitaire du site sont aussi soutenus par du remplissage de blog, gracieux. Pas tout à fait, puisqu’aux dires même des responsables de sites, le blogueur est « payé » en espace, exposition. En considération. Le trafic minable de son espace se voit démultiplié par les marques mainstream. Indiscutable, mais pas très équitable. Pendant que certains font commerce, d’autres pour des contenus équivalents sont rémunérés en accolades, visites et sourires.

L’économie personnelle du lien

Les blogs se sont inventé une valeur de substitution à base de liens et de classements. L’influence. Largement établi sur des concepts égotiques, ce petit jeu régit l’activité « sisyphienne » de cette bulle. On écrit pour être « lié » tout en « liant », à l’infini. Addictif, puéril, mais très drôle. Cela écarte surtout des véritables enjeux, en l’occurrence du crédit de tout ce microcosme et la finalité de cette activité. Ajout démocratique ou hobby compulsif.
Une autre mythologie à base d’entrisme fait flores : Les blogs infiltreraient la presse et changeraient la donne médiatique sur des sujets sensibles. Drolatique et sans fondement. Il semble que ce soit plutôt une colonisation de l’espace numérique qui se soit produit. Sur des bases individualistes, de concurrence au moins-disant. Car il y aura toujours de la frustration à nourrir. Des ego à assouvir.
Dans cette économie du pillage, compensée par la flatterie, l’épineux problème de la rétribution du travail se pose. Rémunérer un blogueur relève du paradoxe, puisqu’il se retrouverait dans le costume du pigiste. Ce qu’il n’est normalement pas. De plus, l’essence même de l’information citoyenne doit être dénuée d’arrière-pensée lucrative. Ce qui doit « primer » c’est la logique du don. C’est dans ce sens que sont nés les blogs. Le « publiblogage » a pourtant fait son apparition, reléguant le contenu au support publicitaire intégré. Rien pour l’instant n’a été fait pour donner une valeur* au fond, au travail rédactionnel proprement dit.

Cette valeur prend d’autant plus d’importance que des sites sérieux s’en emparent. En en minimisant la portée. Prétendre qu’un billet de blog est une petite gourmandise d’humeur insignifiante au milieu de l’univers sérieux et rigoureux du journalisme consiste à ne plus se respecter. Les uns introduisant des broutilles sans corps sur leurs supports (supposés de qualité), les autres acceptant la condescendance avec un enthousiasme fataliste. Soit les billets sont de qualité, dignes de figurer en bonne place et considérés comme tels. Soit c’est du remplissage, à finalité strictement économique. Auquel cas, il faut prévenir le visiteur/lecteur, et certaines fois le plumitif.

*Pas obligatoirement pécuniaire (précision importante, voire cruciale) et non basée sur des sociabilités de circonstances

Vogelsong – 26 avril 2010 – Paris

[tweetmeme source= « Vogelsong »]

28 réflexions sur “La blogosphère, ou l’économie de la gratitude

  1. Pingback: Tweets that mention La blogosphère, ou l’économie de la gratitude « Piratage(s) -- Topsy.com

  2. ça résonne avec le billet de Narvic et celui de Gilles Klein…
    permets moi d’ajouter un petit bémol à tes propos cependant : la blogo « z’influente » a aussi, parfois, un comportement de meute, et s’attaque aux mêmes sujets (ou en tout cas, de la même manière) que les médias mainstream…il n’est que voir de la burqa…si l’affaire du we fait les titres des média, elle est tout autant évoquée, même si c’est pour souligner son caractère de contre-feu, de diversion, dans les blogs ! Heureusement, la diversité des sujets est là tout de même (suffit de chercher un peu) et surtout un esprit critique qui n’existe plus guère dans les media traditionnels.
    quant à un modèle « économique » viable….ce n’est pas le but des blogueurs (au moins au départ, quand ils commencent à écrire s’entend – enfin, je l’espère !) et si les journaux en ligne ou pas en profitent, c’est à chaque blogueur de se remettre individuellement en question, non ? et de savoir ce qu’il veut ?

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  3. j’avoue un certain abattement (avec un sourire) quand je continue à lire, mois après mois, sous le clavier de blogueurs émérites le terme « blogosphère » collé à celui des « médias », le tout enrobé dans une chantilly qui mêle opposition et/ou connivence suivant les jours et les humeurs.
    Pour faire dans le direct : il y a pour moi autant de « blogosphère » qu’il y a de blogueurs même (et surtout peut être) dans le domaine politique.
    Et si uniformité il y a (de vue, de pensées…), elle est certainement la conséquence que le blogueur et son estaminet virtuel n’est plus « libre ». Il faut donc changer de lieu et aller voir ailleurs.

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    • Tu n’es pas sans savoir, ni observer que certains blogueurs émérites sont copié-collés dans les médias. D’où le projet relatif de ce modeste brouillon.

      C’est une constante, les types avec leurs longues vues qui expliquent que tout est en vrac, que tout est carotté, et qu’il faut tout refaire pas pareils. Un véritable effet de système.
      Ces types sont très utiles.

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  4. @marsu : non, ce n’est pas ce que j’ai dit, même si on peut avoir parfois cette impression à force de « fréquenter » les mêmes blogs ! l’important, c’est d’être capable de renouveler ses horizons, de sortir des sentiers battus !

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  5. Bien vu.

    Les médias dominants ont tendance à défendre leur pré carré, même s’ils ouvrent un peu leurs portes aux blogueurs, lesquels représentent une sorte de sous-prolétariat qui se contente de quelques miettes. Un sous-prolétariat qui défend les mêmes valeurs consuméristes que ses maitres en transformant leur espace personnel en espace dédié à la pub pour gagner trois francs six sous…

    La question de la valeur est très ou trop subjective, elle dépend de l’influence des uns et des autres, des questions d’intérêts… C’est le temps qui la détermine, un peu comme en littérature.

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  6. Bien vu. En fait le problème c’est la gratuité en général. Je me suis toujours demandé pourquoi le passage du support papier au support internet s’était accompagné de la diffusion gratuite des contenus par les journaux. C’est suicidaire.

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  7. Pingback: la blogosphère bouge encore… « le blog de polluxe

  8. « tout le monde y troue son compte, ou presque » sauf le journaliste qui en vit… d’où les tensions parigo-parisiennes entre blogueurs et journalises. Les premiers jalousant parfois les seconds au niveau du statut, les second jalousant les premiers en terme de temps, liberté de ton, de taille et de non-vérification.
    On pardonnera une info fausse à un blogueur, parce que bon, c’est juste un blogueur. Pas à un journaliste. Et c’est tant mieux, d’ailleurs, pour la qualité du boulot du second.
    Ils ont aussi cette liberté d’enquêter, liberté perdue parce que les rédacs fonctionnant à flux tendus, impossible de lâcher quelqu’un quelques jours, quelques semaines n’en parlons pas, sur un sujet… puisqu’il y a des pages à remplir immédiatement. Ou alors on prend le parti de laisser du monde enquêter et on ait du remplissage avec de la dépêche… sans recul, ni analyse, ni réel traitement. Et tu as raison sur le fait qu’aujourd’hui tut le monde a la même info de la même source. Parce que pour avoir des journalistes qui creusent, encore faudrait-il les payer. J’émets une réserve, quand même, en presse locale t’as certaines bonnes rédacs qui se permettent de gratter, via réseau, de faire de l’info pour de vrai, autrement que de la reprise d’agences.
    Par ailleurs, les avancées sociales, et c’est une très bonne chose, ont apporté des avantages, rtt, etc… mais ça a conttribué à une fonctionnarisation de la profession. Quand j’ai commencé, en 2001, c’était normal de bosser le week end, normal de boucler tous les soirs à 22h. Aujourd’hui, on veut ses RTT, on n’est moins nombreux le soir à la rédac parce qu’on veut aller faire du sport et de toute façon, il serait totalement fou de bosser tard pour 1500 euros par mois. Pourtant, c’est ce que l’on faisait il y a 10 ans mais parc que t’avais des gens avec des envie, avec une passion. Pas des gens qui prenaient ça comme un simple travail ou gagne pain. Les passionnés disparaissent.
    Ce ne sont pas les journaux qui font appel aux blogueurs mais les sites liés qui ont des pseudo-rédacs, différentes de celles du papier, souvent composées de jeunes sortis d’école qui font du copier-coller de dépêches et vont à la pêche aux images. Les blogueurs y apportent un peu de vie.
    Et quand il s’agit de pure players ? les blogueurs tirent les prix vers le bas. Rue89, par exemple paie au « forfait » le même prix pour deux feuillets que pour si, avec en plus du son et de la vidéo… soit t’es journaliste et tu refuses de bosse pour eux, soit tu es content d’apparaître sur rue89 et tu sabordes le boulot des gens qui arrivent derrière.
    Et quand tu parles de la gratuité qui va rabaisser les blogueurs « sous catégorie » par rapport aux journalistes, il faut que tu aies à l’esprit que ça pénalise aussi les journalistes eux-meme puisque ça prend de la place, celles d’articles vendus par des pigistes qui mangent grâce à ça et ça introduit aussi l’idée générale que de toute façon, puiqu’on peut remplir gratuit, pourquoi aller payer quelqu’un ?
    Sur la question de la rémunération du blogueur, u pourrais avoir une différenciation d’avec le pigiste. Le blogueur pourrait toucher des droits d’auteur alors que le pigiste touche NORMALEMENT DANS DES MEDIAS DROITS des fiches de paie et une vraie rétribution salariale en terme de cotisations, congés payés, droits au chômage, à la retraite et à la formation professionnelle.
    Désolée pour la taille du commentaire…

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  9. Dans l’article qui parle, entre autres, de vous, Ternisien écrit “Ce ne sont encore que quelques coups de gueule individuels. Une petite bronca. Pas de quoi créer un syndicat ou un parti. Mais le débat est sur la place publique, sur l’agora du Web. Les blogueurs en ont marre de travailler pour rien. Et ils l’écrivent haut et fort”.

    Tiens, ça me rappelle quelqu’un, qui s’est barré de Rue89 comme raconté ci-dessous haut et fort :
    //Bon, ceci est mon dernier message, je vous informe de mon départ de la Rue.
    L’envie de ce départ fut la reprise par Rue89 le mensuel de mon article sur l’Art Contemporain (n°3, p 101). Sur le coup, je fus flatté (qui ne l’aurait été). Ensuite, je me dis (et le fis savoir à la rédaction) que fournir bénévolement de quoi gagner son pain quotidien à d’autres, ça le faisait moyen. Je n’ai rien contre le bénévolat, j’en fais, mais c’est avec et pour des gens bénévoles comme moi, pas des professionnels. J’ajoutai aussi mon regret que Rue89 n’ait pas mentionné, en signature, le fait que j’étais écrivain et donc avec des livres à vendre. Référence supprimée, elle aussi : celle du Temps d’un Moment à Riaillé (44).
    On me répondit, entre autres, que les tribunes publiées par Le Monde et Libé ne sont pas rémunérées.
    Je répondis que certes, mais au moins font-ils état des titres et des travaux de leurs auteurs.
    Là-dessus : depuis 10 jours aucune réponse, même pas le regret d’avoir oublié cette mention qui n’aurait rien coûté à la Rue et m’aurait (peut-être) permis de commencer à regagner l’argent que jusqu’ici j’ai perdu, écrire un livre ça coûte cher (bon, là, j’attaque le quatrième).
    Même pas ce minimum qui m’aurait fait encaisser de bosser gratos pour le mensuel. Alors, cette goutte a fait déborder le vase.
    « L’info à trois voix » est un jeu de dupes. Nous sommes tous égaux certes, mais certains sont moins égaux que d’autres : les simples riverains.
    La gratuité du net est un leurre : il y a toujours, quelque part, au moins quelqu’un qui donne et quelqu’un qui encaisse.//

    PMB

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