De la difficulté d’interviewer l’extrême droite

“Ils subissent (les maires) une rétorsion. Est-ce que c’est démocratique ?” M. Le Pen le 25 janvier 2011 sur France Inter

Transformer le rendez-vous le plus écouté des matinales d’information radiophoniques en ring de boxe, c’est le pari de M. Le Pen. Un pari tenu dans les studios de France Inter, le 25 janvier 2012. La question n’est pas de faire la leçon aux journalistes (aguerris) qui se sont fait rouler par la vieille technique frontiste, la posture du martyr médiatique. Cet échange révèle tout d’abord que rien n’a réellement changé dans la stratégie du Front National avec les médias, même si on joue des deux côtés la dédiabolisation. Et ensuite qu’il s’avère périlleux de tenir le crachoir à une formation qui utilise la “démocratie”, et l’un de ses piliers, la presse, pour coloniser le débat de valeurs antidémocratiques, tel le rejet, la xénophobie voire le racisme d’État. Les journalistes souvent paresseux se font prendre presque à chaque fois, dans le paradoxe inextricable du Front National. Parti très “représentatif”, qui tout en ayant pignon sur rue, une vaste surface puisque “bankable ” médiatiquement, n’en reste pas moins une usine à haine difficilement contrôlable dans le format des émissions proposées.

Comment extirper en vingt-six minutes le sens de ce que M. Le Pen veut vraiment dire ? Comment figurer réellement ce qui se niche sous les vocables “préférence nationale” ou “retraite à la carte” ? Il faudrait probablement une dizaine d’heures pour faire le tour du premier sujet et presque autant pour arriver au bout du second. Or, ce matin du 25 janvier 2012, pour évoquer les concepts du Front national, parti d’extrême droite rassemblant dit-on un votant sur cinq, nous aurons une petite trentaine de minutes. Derrière une simple question de temps se cache toute la difficulté de l’éclairage politique dans la “démocratie”.

Se profile aussi une autre problématique. Selon quelques commentateurs, blogueurs et spécialistes (de gauche), le seul moyen de sortir du piège de l’extrême droite consiste à abandonner la « diabolisation ». Cette mise au ban organisée par les bobos bienpensants, insensibles à la souffrance du “populo”, premier réceptacle aux idées du FN. Ce qui pourrait se décrypter autrement : les classes moyennes et populaires blanches ont un problème avec l’immigration africaine, il faut faire quelque chose. Ou bien (plus raide), ils sont un peu xénophobes, on les canalise comment ? Les non-dits sont cruels en “démocratie”, et ce type d’accommodation de langage ne circule qu’en circuit fermé et privé.

D’ailleurs concernant la dédiabolisation, sur ces mêmes antennes de service public, le 19 janvier 2012,  W. de Saint-Just, conseiller en communication pour M. Le Pen, confiait que le principal objectif du Front National était, selon ses propres termes, “la dédiabolisation”. On s’étonnera, peut-être (ou pas), de cette convergence entre débatteurs, experts, journalistes  (certaines fois de gauche) et membres influents du parti d’extrême droite. On soutiendra bien évidemment qu’il ne s’agit pas de la même “dédiabolisation”… A moins d’une confluence, si ce n’est idéologique, d’intérêts…

L’esclandre du 25 janvier 2012 sur France Inter a une saveur particulière, puisqu’on peut déceler à chaque instant de l’interview la façon dont M. Le Pen monte doucement dans les tours pour atteindre, à la toute fin, le climax de sa (fausse) colère. Un story-telling bien mené, d’abord sur sa difficulté à obtenir les signatures nécessaires à sa candidature à la présidentielle. Une brimade supplémentaire de l’“établissement”. D’ailleurs elle gratifiera une question de T. Legrand sur sa légitimité, puisqu’elle peine à trouver ses parrainages, d’un cinglant “c’est n’importe quoi ce que vous dites”. “Je suis une femme libre” pérorera-t-elle quelques instants plus tard, un ton au-dessus. C’est B. Guetta qui essuiera la plus douceâtre des vacheries suite à une remarque sur le soutien du FN au régime de B. El-Assad, “Mais où avez-vous lu ça ? Dans un Carambar ?”. S’ensuivra un feu d’artifice d’invectives (et une menace de diffamation) après l’évocation de F. Chatillon pro-Syrien (proche du FN) par P. Cohen. “Et votre boulangère qu’est-ce qu’elle pense de la Syrie ?” lancera-t-elle, l’ire à son comble, aux journalistes après la fin de l’émission, considérant peut-être que l’ambiance n’était pas encore assez plombée. Tout ceci formidablement interprété, la morgue tout en maitrise.

Ce qui aura échappé aux journalistes dans la tourmente, c’est que M. Le Pen reprend quasiment mot à mot les arguments d’A. Soral sur la Syrie, en particulier concernant le “double jeu du Qatar”. Un auteur, ex-membre du FN, qu’elle potasse et écoute assidument… Si l’on en croit les ouvrages qu’elle exhibe sur son bureau.

M. Le Pen réussit l’invraisemblable. Squatter le système médiatique, rouler les journalistes, et continuer de faire comme si elle figurait hors du champ. Une virginité sans cesse renouvelée par le paradoxe des mass media, à la fois pilier du modèle de  “démocratie libérale” servant la soupe à une formation qui ne la respecte pas, et en même temps si friand de cette nouvelle égérie électorale. Car le FN et M. Le Pen font comme si, brimés par l’industrie de l’information, ils étaient parvenus à rassembler potentiellement 20 % des électeurs par le seul effet du bouche à oreille et d’une campagne alternative hors des grandes chaines. Par un mouvement spontané d’adhésion aux thèses nationales et xénophobes. De la belle mythologie.

Quant aux intervieweurs ils sont à la fois complices et victimes : valser avec les démons comporte quelques menus désagréments…

Vogelsong – 25 janvier 2012 – Paris

10 réflexions sur “De la difficulté d’interviewer l’extrême droite

  1. Bien vu. Si les journalistes éprouvent des difficultés (à l’exception récente de Lapix, mais dont tout n’est pas idéal dans sa tactique de l’autre jour sur Canal), je me félicite de voir MLP retomber dans les travers stratégiques de son père, jamais vraiment payants et qui lui empêcheront à nouveau (et heureusement) d’aller bien au-delà du français sur cinq qui est disposé à voter pour le FN.

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  2. Bravo pour cet article.
    En écoutant l’interview, je me suis justement demandé quel effet tout cela avait sur les électeurs. Pensez-vous que cette stratégie est payante ?
    Personnellement, je me suis sentie oppressée dans ma voiture par cette manière de cracher les mots, par le mépris ouvert envers des journalistes qui font leur métier, par la haine qui transpire de tous ces propos. Comme d’habitude avec les le Pen Père & fille, j’imagine que ses détracteurs seront confortés dans leur idée qu’elle ne peut pas gouverner / ses partisans hurleront au lynchage médiatique.
    Plutôt que de tester un 2nd tour hypothétique, pourquoi les sondeurs ne s’intéressent-ils pas aux impacts de ce positionnement ? Cela aiderait peut-être les journalistes à sortir de l’ornière du FN..

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  4. « à l’exception récente de Lapix »

    Le fait que la même journaliste laisse parler tous les autres politiques autant qu’ils veulent dans cette émission, sauf Le Pen, veut bien dire que pour les journalistes le seul vrai danger c’est Le Pen.

    Bien entendu quand je parle de danger, je ne veux pas dire pour la démocratie, mais j’entends par là pour la corporation journalistique qui devra bien un jour être épurée comme en 1945 pour collaboration avec l’ennemi.

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  5. Les médias dominants (j’ajoute cet adjectif pour ne pas mettre tout le monde dans le même sac) ont hélas un autre objectif qui domine celui d’informer, même sur le service public hélas : faire de l’audience, vendre du papier, et le reste est de la littérature.

    Je garde en mémoire deux unes récentes de Libé et de Marianne, particulièrement ambiguës, voire complaisantes, de la part de ces canards a priori hostiles au FN… Mais à l’intérieur, c’est vide d’analyses et de critiques argumentées. Le FN fait vendre.

    Le travail d’enquête et d’analyse sur le FN est ailleurs…

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  6. Les journaux télévisés ressemblent de plus en plus à des « télé-réalité » . Sous la loupe médiatique un détail devient l’essentiel . M Le Pen devient tout à coup « fréquentable » car elle a sans les renier , émis quelques bémols sur certains propos de son père . Ca y est elle est en voie de dédiabolisation nous disent ces experts en chiures de mouches !
    Les mêmes aujourd’hui sont prêts à redorer la cote de leur cher président pour un détail vestimentaire , un air moins arrogant ,oubliant au passage toute la casse sociale et morale de ces 5 ans !
    Tout est dans l’immédiateté , le reste ne compte pas . Il paraît coco que ça fait moderne , qu’il faut aller de l’avant . D’ailleurs l’histoire ça ne compte pas non plus ,pas plus que la culture . Il faut des bons petits esclaves cérébraux qui goberont tout ce qu’on leur dira . Et le dernier qui a parlé , celui qui aura le plus actionné le ventilateur aura forcément raison .On se noiera alors dans des tas d’informations inutiles pour éviter de parler de l’essentiel .
    Ceux qui prônent la responsabilité , l’action , la démocratie avec un grand D ne sont que des poules mouillées qui cherchent tous les moyens pour justifier leur manque de courage .
    Ils le font avec MLPen comme ils l’on fait avec DSK et le font encore aujourd’hui avec Bayrou et même Hollande . Ils ont occulté le reste , ça ne compte pas , se gardant juste la présidente du FN sous le coude par mauvaise conscience .
    Car sous prétexte de la mettre hors-jeu je ne pense pas un seul instant que leur intention soit si honnête .Sinon pourquoi ont-ils dans leur grande majorité et sans complexe aucun , accepté que Sarkozy chasse pendant toutes ces années sur les terres du FN ?
    N’étaient-ils pas de ceux qui disaient au lendemain de l’élection de leur poulain qu’il avait définitivement cassé le FN ?? ….Et pour cause , il en avait seulement emprunté le langage et les thèmes . Combien d’entre eux l’ont-ils dénoncé à cette époque ? Les yeux rivés sur les sondages ou la médiamétrie , ils donnent à leurs consommateurs politiques leurs feuilletons préférés du moment . Même Lapix qu’on a pris pour une héroïne devant M Le Pen est beaucoup plus conciliante avec les représentants du pouvoir en place alors qu’ils défendent bien souvent les mêmes thèmes . Mais elle préfère avec eux parler de choses plus « nobles » c’est évident !

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