L’opinion opine #1– Le sondeur et le journaliste, la démocratie discount

“L’homme politique est celui qui dit : “Dieu est avec nous”. L’équivalent de “Dieu est avec nous”, c’est aujourd’hui “l’opinion publique est avec nous”.” – P. Bourdieu “L’opinion publique n’existe pas” – Arras – Janvier 1972

J. Quatremer y sacrifie aussi. C’est dire. Le grandiloquent analyste des affaires européennes a confirmé le virage anti-système de N. Sarkozy. Non pas avec une analyse limpide dont lui seul a la formule. Mais avec un vulgaire sondage d’Opinion Way, qui met dans le même sac l’extrême droite et l’extrême gauche dans un soutien supposé au Président français. Un soutien qui relève de l’Europhobie apprend-on. Au-delà de l’abyssal néant analytique de l’europathe Quatremer, il est une fois de plus curieux de juger à quel point le sondage d’opinion fait loi dans le petit monde paresseux de la presse. Un petit monde qui barbote en vase clos, entre N. Sarkozy (et ses déclarations), les sondeurs qui jaugent “l’opinion”, et les journalistes qui interprètent à jets constants. Il n’est plus un jour sans que la presse assène le péremptoire “les Français pensent que…”.

Complémentarité économique

Sondeurs et journalistes s’entendent comme larrons en foire pour faire fructifier leur business respectif. La presse dispose d’artefacts chiffrés, ayant le sceau scientifique, “l’état de l’opinion” conceptualisé en camemberts. Sur la base de ces études, la gamme complète de la production de presse se déploie, de l’entrefilet au dossier de quatre pages. Par exemple, les déclarations de Grenoble de N. Sarkozy suivies immédiatement d’un sondage diligenté par Y. Thréard du Figaro (à l’IFOP) donnèrent le ton du débat qui allait se nouer. D’une part forts du résultat favorable (pour Le Figaro) les éditorialistes ont pu pérorer que le Président de la République était en osmose avec le peuple. Rien que cela. D’autre part, ce sondage a fait naître une polémique sur la validité du sondage du Figaro/IFOP. Une validité, non pas du simulacre “sondage”, mais du sondage spécifique issu du Figaro dont les résultats déplaisaient à la presse, et à une partie des éditorialistes. Dans la foulée Marianne a mandaté un autre institut (CSA), qui fournit des résultats plus convenables. Les questions posées différemment entraînent des réponses différentes. Logique. Dans cette petite guéguerre très pacifique, tout le monde y gagne. Un duo presse-sondeurs qui fonctionne à merveille. Des dizaines de pages inondent les étals pour raconter une chose, des dizaines d’autres pour les démentir. Le tout financé par les lecteurs. Toujours débiteurs en dernier ressort. Qui, s’ils prennent un peu de recul ne pourront tirer qu’une morale de cette histoire. Que de la manière dont on pose la question découle la réponse…

Crédit et publicité

La presse ne représente que 8 à 10 % du chiffre d’affaires des instituts de sondages. Mais elle joue un rôle crucial dans la promotion et la crédibilité de ces officines privées. La crédibilité, car les rédactions (dites sérieuses) valident les résultats en les commentant abondamment. R. Cayrol ainsi que nombre de ses confrères sont les invités permanents des cénacles médiatiques pour bavarder en toute connaissance de cause sur le fruit de ses études. Il donne allègrement du “Les Français pensent que…”, “l’opinion est claire…”. Il en va de même pour les journalistes qui répètent aussi les mêmes formules toutes faites, “Les femmes…”, “Une majorité…”. Finalement, que l’échantillon soit de 960 personnes et utilise la méthode des quotas ne limite en rien le champ d’analyse. Ni la logorrhée pour décrire leurs artefacts. C’est à dire des opinions créées par eux-mêmes, discutée par eux-mêmes. En boucle. La recette de la cuisine sondagière s’impose comme normale et valable. Sans discussion. Ce qui compte c’est qu’il y ait matière à bavardage.

La promotion, car chaque résultat est inlassablement répété en précisant l’institut et le commanditaire (“Sondage IFOP/Le Figaro”, “sondage LH2/Libération”). Le journaliste transformé en homme-sandwich au service de son prestataire. Le comble. Car les entreprises, il s’agit bien d’entreprises, qui réalisent ces études ne le font pas par goût pour la démocratie. Toute la communauté médiatique s’est entichée de ses “instituts”, un vocable avantageux, un vernis d’érudition pour faire oublier le caractère lucratif de la discipline. Très lucratif, car l’essentiel du business provient de panels de consommateurs que l’on questionne sur des yaourts ou sur l’évolution de la pratique des jeux en lignes. Pour aborder un consommateur, mieux vaut se présenter avec le crédit d’une marque citée dans la presse.

Le sondage s’impose comme la pierre angulaire de la presse au rabais. De l’information éclair et en croquettes. La mode n’est plus à l’étude, ni à l’enquête approfondie et de terrain. Le sondage constitue l’élément clef du débat politique. Plus une phrase ni une décision du gouvernement ne fait exception au réflexe sondagier. Il y a toujours un support qui veut remplir ses pages à peu de frais. Le gouvernement l’a aussi bien compris. Les sondages amplifient le discours, le transcrivent en chiffres dans une sorte de rationalisation du discours politique. Un discours qui rencontrerait le citoyen. Une mesure annoncée par un ministre ou le président sera plébiscitée (ou pas) par les Français sur la foi d’enquêtes opaques et sera grassement commentée. C’est la démocratie “directe”, instantanée. N. Sarkozy “clashe” avec M. Barrosso, le lendemain, la France sait ce que la France pense de l’évènement. Le tout à très peu de frais, quelques milliers d’euros. Une démocratie directe, et discount…

    Nb : titre tiré de l’opuscule d’A. Garrigou “L’ivresse des sondages” – La découverte 2006

Vogelsong – 17 septembre 2010 – Paris

27 réflexions sur “L’opinion opine #1– Le sondeur et le journaliste, la démocratie discount

  1. Comme déjà dit ici ou là, c’est à peu près mon métier – même si je ne fais pas, ou très peu d’opinion. Et malheureusement, je dois bien admettre que statistiquement, les échantillons de ces enquêtes sont bien fiables. Le problème tient plus dans les méthodes. Opinion Way se fout de nous quand ils claironnent que ses sondages web sont représentatifs. D’abord parce que faire la démarche de répondre à une enquête sur internet fait déjà de toi quelqu’un d’atypique, a minima vis-à-vis du sujet abordé, quand la réponse au téléphone est plus passive donc moins engagée. Ensuite parce que la représentation des vieux est par essence biaisée. Malgré des progrès, la proportion d’internautes chez les plus de 65 ans reste loin derrière. Sans parler des vieux internautes maitrisant assez l’outil, qui sont plus urbains, plus éduqués… et donc moins TF1-formatted et moins de droite que la moyenne de leur classe d’âge.
    S’y ajoute bien entendu la formulation des questions, d’une part, et – ce qu’on ne voit jamais dans la presse mais qui est essentiel – la structure du questionnement, l’enchainement des questions, les questions non publiées, qui peuvent fortement influencer.
    Bref, les méthodes sont plus en cause que les échantillons…

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    • Clairement d’accord. Au-delà du débat sur la méthode qui fera l’objet d’une suite, ce qui est assez curieux de relever, c’est le rapport ambigu entre presse et entreprises de sondages. Des rapports économiques purs qui souvent ne disent pas leurs noms.

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      • Ma non commentation de cet aspect valait accord. Ceci dit, pour lesdits sondeurs, c’est aussi une grosse ficelle de credibilisation pour des clients tout autres. On se fait souvent battre parce que les clients veulent un nom, même s’ils sont mauvais sur le fond.
        J’adore comment les journaux de gargarisent de sondages après les avoir voués aux gémonies en 2002… Le purgatoire a duré 10 minutes…

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  2. très bonne réflexion, trop souvent occultée -et pour cause…
    Cependant Internet me semble avoir un peu changé la donne ; on voit bien que de plus en plus de personnes se détournent de ces medias « mainstream » pour aller chercher l’info, la vraie, pas (ou moins) bidonnée et/ou orientée. On le voit avec Mediapart par exemple : un média vraiment indépendant, qui ne marche pas aux sondages, mais à la pure investigation (un peu comme rue 89). Après c’est vrai que l’indépendance d’un journal n’est pas en soi un gage d’honnêteté et de probité (au sens de ne pas manipuler l’opinion avec des sondages). Et puis n’est-il pas vrai qu’un internaute ira aussi naturellement vers les sites d’info qui correspondent à son idéologie? Il y a là quelque part un biais….
    En fait il faut distinguer l’info de masse, à mon sens, et toute la culture qui en découle (manie sondagière) du reste, de l’info plus pointue et qui se défie de tout ce business. Hélas la seconde catégorie a beaucoup moins de public, on est bien d’accord…

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  3. “L’homme politique est celui qui dit : “Dieu est avec nous”. L’équivalent de “Dieu est avec nous”, c’est aujourd’hui “l’opinion publique est avec nous”.” – P. Bourdieu “L’opinion publique n’existe pas” => on avait étudié ce texte en sciences po en première année de fac! Bon ce commentaire ne sert à rien mais ça rappelle des souvenirs!

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  4. Amusant : dans Libé du jour, reproduction de la Une du 17 septembre 81, avant le vote de l’Assemblée sur la peine de mort. Elle se conclue par : « selon un sondage du Figaro, 62% des Français y restent favorables. Il est heureux, pour une fois, qu’un gouvernement ne gouverne pas avec des sondages » (je n’aurais pas mis le « pour une fois » là, au passage, il est ambigu)

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  5. Désole mais pour une fois, je ne suis pas d’accord…
    C’est très parigo-parisien comme papier (Sondeurs et journalistes s’entendent comme larrons en foire pour faire fructifier leur business respectif), loin de ce que peuvent tirer les journalistes en région des chiffres donnés par les sondages. Tu sais, des journalistes qui vont sur le terrain et illustrent, ou contredisent, avec des vrais sujets et avec des chiffres en local…
    Il n’ a pas que Libé et le Figaro.
    Le problème vient aussi du fait qu’on n’a plus envie d’attendre : une info arrive, on la sort, on tire les chiffres les plus marquants et hop, ça part dans les tuyaux… avant, lorsqu’il n’y a avait que la presse apier, le journaliste avait le temps d’analyser, etc… aujourd’hui, ce n’est plus le cas parce que le consommateur d’info sur Internet veut cette info tout de suite.
    Il n’y a qu’à comparer le nombre d’articles qu’on lisait au quotidien dans le papier et le nombre qu’on lit aujourd’hui sur Internet. L’écart est gigantesque… il faut produire, produire et produire… pour alimenter cette surconso de l’info.
    Alors je ne vais pas dire que c’était mieux avant, ce n’est pas ce que je pense, mais que ça répond à un besoin actuel.
    Par ailleurs, avec toute cette demande, le journaliste est aussi contraint de faire de plus en plus de travail de desk… voire que du desk dans le pire des cas, il gratte, il gratte, il gratte… et quand des chiffres tombent, ça s’appelle un papier facile à faire. Du moins, ça le devient si on le case entre l’écriture de deux autres papiers à toute vitesse.
    « Le sondage s’impose comme la pierre angulaire de la presse au rabais. De l’information éclair et en croquettes. » Là, je suis d’accord avec toi mais parce que les journalistes qui font ce taff ont aussi un boulot et surtout un salaire au rabais, cqfd. Le jour où tu aura des journalistes mieux payés, à qui on laisse le temps de faire du terrain et d’analyser, on reviendra à de l’info de qualité… mais ce qui veut dire arrêter de vouloir du live, de l’info en temps réel émanant de la presse écrite. Ce n’est pas son boulot. Laossos ça à la radio et télé

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  6. « Désole mais pour une fois, je ne suis pas d’accord… »
    Ne pas s’en désoler. C’est même plutôt.

    J’entends bien ton raisonnement. Tu pourras toujours faire le tri en le bon grain et l’ivraie. Les editocrates et les forçats.
    Mais ce sont les grosses cylindrées qui font la pluie et le beau temps.

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    • voilà pourquoi on n’est pas d’accord ! les éditocrates, pour moi ce ne sont pas des journalistes. ce sont des gens qui se trimballent de plateau en plateau pour donner leur avis… si je grosis le trait, ans des debats, des emissions de divertssement. Le journalisme, c’est justement le contraire, c’est donner la parole aux gens (avec recul, analyse, je n’y reviendrai pas, on a compris…) , c’st l’objectivité, c’est l’info. Tu es assez intelligent pour faire la difference entre les deux, pas besoin de faire long.
      On est en train de basculer vers un systeme à l’Egyptienne où tous les journalistes sont des éditorialistes. dans tous les articles les gars donnent leur point de vue… les gars, au concours d’entree d’ecole de journalisme, en jury d’entrée, te disent « je veux etre journaliste pour exprimer mon point de vue » ici, un journalite est un journaliste au sens où tu le vois… mais ici c’est une dictature…
      alors soit la France va vraiment mal, soit la presse va vraiment mal, soit les gens ne font plus le distingo entre qui est journaliste et qui ne l’est pas, soit les trois…

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  7. les français pensent que… Et oui, les sondages sont si souvent contradictoires, ceci d’autant plus que le sondage qui a soi-disant donné raison à Sarko sur sa politique à l’égard des Roms était bidonné puisqu’issu de l’institut made in Elysée, Opinionway. Il suffisait d’attendre quelques jours pour le voir infirmer par d’autres, plus sérieux, aux questions moins orientés par une propagande maison… (voir ici: http://www.europe1.fr/Politique/Les-Francais-severes-sur-la-politique-de-Sarkozy-272058/).

    Mais pour revenir au centre de ton exposé, peut-être ne peut-on pas en vouloir (ou bien si, justement…) à tous ces politiques qui, désorientés de ne plus exactement savoir ce que pense le peuple puisqu’il ne vote plus pour sa plus grande majorité, ont donc besoin de se rassurer à bon compte…

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  8. L’aspect pour moi le plus choquant est le moins compréhensible pour moi c’est le moment où « 61% des français pensent que » glisse vers « les français pensent que ». Une courte majorité et hop le débat est tranché. Comme une élection finalement : 50% + une voix donnent le résultat valant pour tous. Alors que ce qui paraîtrait un score énorme au deuxième tour d’une présidentielle, devient une opinion pour le moins partagée dans un sondage.
    Quand arrêtera-t-on de penser qu’un gouvernement démocratique est un gouvernement d’approbation par une majorité ? Est-ce le seul critère de jugement pour une décision politique ? Comme tu le dis, c’est bien en tout cas la justification ultime. Comme si faire quelque chose de juste devait forcément être, même pas faire quelque chose de consensuel, mais quelque chose qui satisfait plus de 50% des sondés.

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    • Je serai plus nuancé sur la majorité et la démocratie. Ce serait l’occasion d’en faire des billets par dizaines. Par sûr que cela interesse des lecteurs.

      La loi de la majorité est criticable. Mais la loi de la majorité dans les sondages c’est insupportable.

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  9. Pingback: La démocratie hermétique | Tête de Quenelle !

  10. Mais avec un vulgaire sondage d’Opinion Way, qui met dans le même sac l’extrême droite et l’extrême gauche dans un soutien supposé au Président français. Un soutien qui relève de l’Europhobie apprend-on.

    Le problème c’est qu’on peut se passer du sondage pour arriver à la même conclusion. Il suffit d’écouter J-L. Mélenchon sur dimanche+ http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/pid3354-c-p-dimanche.html ; lui qui nous avait habitué à faire des exégèses des traités européens se lâche et traite Viviane Redding de « représentante du grand duché du Luxembourg », ce qui est aussi pertinent que de voir en Hortefeux le représentant de l’Auvergne au sein du gouvernement Sarkozy et constitue une sorte de point godwin vers lequel tendent les souverainistes, juste avant d’oser des comparaisons entre l’UE et l’URSS. Donc oui il y a une partie (une partie seulement) de la gauche de la gauche qui a défaut d’être d’accord avec Sarkozy l’est avec les rotomontades d’un Pierre Lellouche

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    • Pour mémoire, Lellouche :

      Lundi dernier, le secrétaire d’État, en marge d’un conseil des ministres des Affaires étrangères, à Bruxelles, a en effet affirmé que, face aux critiques du Parlement européen et de la Commission, « la France est un grand pays souverain. On n’est pas à l’école. Nous appliquons notre loi. Je n’ai pas l’intention d’être traité, au nom de la France, comme un petit garçon ». Et dans la foulée, il estime que l’exécutif européen n’est nullement la « gardienne des traités », mais que cette tâche revient au seul « peuple français ».

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    • « Le problème c’est qu’on peut se passer du sondage pour arriver à la même conclusion ».
      Sauf que le grand quatremer ne s’en passe pas.

      Remarque en passant (bien que cela n’a rien à voir avec le sujet : les sondages), les cheerleaders de l’UE ne sont jamais dans le slogans pour vendre la fraternité universelle et la paix entre les hommes (et autres balivernes)…

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  11. Bonjour,
    Le post m’amène sur ce blog et sur ce bon billet d’humeur….Sarkosy sent le vent venir de la défaite. Malheureusement, le F.Haine lui se retrouve un electorat…La gauche du moins la vraie ( pas celle de DSK ), n’est pas encore de bataille….le seul à rentrer dans le vif du sujet est Mélenchon ( personne que j’ai eu dû mal à apprécier )…L’UMPP se fissure et personne poour s’introduire dans la faille…je suis inquiet..
    Bonnne fin de jourée
    Au plaisir de se lire sur nos blogs respectifs…

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