Management fatal

À France Telecom, stigmate purulent du mal-être au travail, on sécurise le bâtiment pour que le suicide ne se produise pas dans l’entreprise. X. Bertrand, le gentil patron de l’UMP, parti qui gouverne la France depuis 2002, veut faire « l’autopsie des suicides ». Les temps sont à l’individualisme, la glorification de la valeur travail et la société du produit. On élit des présidents sur ce thème, on construit des vies sur ce concept. On en meurt aussi, mais pas tout le temps.

HareX. Bertrand se réclame de l’individualisme, de la responsabilité. Pour le chef du 1er parti de France, le travail est l’alpha et l’oméga de l’activité humaine. Seul le travail créerait de la richesse, seul le travail permettrait de la répartir. À l’actif de l’UMP et ses affidés, le rallongement légal de la durée du travail. Les futurs retraités partiront plus tard. Théoriquement. Les salariés devront turbiner davantage. Aussi. On permet à l’employeur et au salarié de se séparer plus facilement, dans une sorte de consentement pacifique et mutuel. Tout cela dans un contexte d’équarrissage des services collectifs non marchands. La paix est déclarée entre les intérêts antagonistes. Le travail pour ceux qui ne le fréquentent pas prend des atours tempérés, un environnement de cravatés épanouis.

La réalité est tout autre. Le management a pris le pouvoir. Édulcorer le réel, vaincre en douceur les rétivités. Endosser le costume du manager, c’est prendre le parti de l’asservissement par le verbe et la méthode. Ces hyperactifs du brassage de concepts ont pour seul et unique objectif d’arracher un consentement enthousiaste pour l’accomplissement de tâches banales ou rébarbatives. Pour une grande partie de la population, le travail sous l’angle de l’épanouissement personnel est un but, non une réalité. Pour une grande partie de la population, le travail est vécu comme un état transitoire « sisyphien » où demain sera mieux grâce à l’évolution de carrière. Pour une grande partie de la population, à la fin des fins, à l’heure des bilans, un seul terme résume une vie entière d’activité : frustration.

D. Linhart, sociologue au CNRS*, évoque le chassé-croisé des valeurs entre le secteur public et le secteur privé. Ce qui fait sens c’est le rapport aux autres, le service que l’on rend à la collectivité. Son intrication dans la société. L’aigreur des salariés du privé envers ceux du public tient principalement à la finalité du travail de chacun. Pour une immense majorité des « créateurs de valeur » du secteur marchand, l’horizon professionnel s’arrête à l’achat et la vente d’un produit (de la cuvette WC à la chaîne HI-FI) ou à la réalisation de séquences qui, même complexes ne forment pas une finalité émancipatrice. Générer du chiffre d’affaires, atteindre un objectif abstrait pour un Homme intègre, ne peut suffire. Les méthodes modernes de management incorporent des aspects éthiques, des chartes, de l’investissement personnel et du « collectif ». Mais ces « pseudo » implications s’avèrent caduques. Il n’y a aucun socle réel à ces assertions. Il est impossible, malgré une rhétorique ciselée, de donner du sens à un non-sens. On se réveille toujours, plus ou moins brutalement, de cette anesthésie managériale. Expliquer aux vendeurs de téléphones portables qu’ils exercent une activité positive pour eux et leurs semblables relève de fariboles. À terme, pour beaucoup la plaisanterie s’achève. Ceux qui leur ont affirmé ça s’en rendent compte, aussi, avec le décalage temporel dû à leurs émoluments. De plus, le turnover imposé au salariat depuis 30 ans ne plaide pas en la faveur du paradoxe don de soi/précarité. À un moment, la conscience émerge, névrosée. Une situation intenable où la démonstration sous sa forme la plus paroxystique se manifeste par le meurtre ou par le suicide.

Généralement, la violence sourde reste contenue. L(e)'(auto)contrôle passe par l’absorption d’antidépresseurs ou la fuite dans des addictions. Pour les plus robustes, la colère est rentrée, les mâchoires serrées. Dans ces cas, pas de bruit, tant que les conséquences sont « propres ». Le système infini de production doit continuer sa besogne. On affirme benoitement que les Français, aux vues d’études et sondages, sont globalement heureux au travail. Ils s’égayeraient avec passion dans la confection d’objets inaccessibles et inutiles. Et à ce train, ils travailleront guillerets et gratuitement dans un avenir tout proche.

La souffrance à France Telecom est abordée comme un épiphénomène. La gauche tombe dans le panneau en demandant la tête de D. Lombard, le président du groupe. Mais ce n’est pas la démission d’un cynique, aux méthodes crasses qui sur le coup d’un décès parla de « mode des suicides », qui changera quoi que ce soit au monde du travail. La gauche comme à son habitude n’est plus capable de penser autrement la société. À droite, on évoque comme de coutume les problèmes strictement personnels des suicidés. Plus à un contresens près, les mêmes qui prônent l’investissement corps et âme dans le travail écartent la responsabilité des entreprises lors de ces drames par l’argument « personnel ». Tout est finalement affaire de communication et de visibilité. Une semaine, le PIB, et la production sont mis au pilori parce qu’incapables de rendre compte réellement du progrès d’un pays**. La suivante, les mêmes se réjouissent d’une croissance retrouvée***. Ce n’est pas la mort d’un salarié qui choque l’oligarchie, mais le symbole mortifère qu’elle inflige au monde de la production.

* Les méthodes managériales du secteur privé envahissent le secteur public. Le secteur privé se dote de chartes éthiques pour simuler des comportements vertueux.
 Pour le malheur de tous "Travaillez sans les autres ?" Danièle Linhart - Seuil
** Rapport J. Stieglitz suivi du discours pontifiant du président N. Sarkozy
**les suicidés par l'activité qu'ils ont générée ont, à un degré infinitésimal, créé de la croissance

Vogelsong – 29 septembre 2009 – Paris

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De l’employabilité à la corvéabilité

« Le FMI nous recommande d’accélérer. Et, en effet, c’est le moment ou jamais d’accentuer les tendances existantes vers plus de concurrence et plus d’entreprise, ce à quoi la loi de modernisation de l’économie est, comme vous le savez, entièrement consacrée« , cette déclaration n’émane pas d’un chef d’état d’une république bananière d’Afrique, mais de la ministre de l’économie de la France C.Lagarde.
Dans son œuvre bienfaitrice, le gouvernement français n’est pas avare d’efforts pour faire le bonheur du salarié, malgré lui. Par un surcroit de concurrence, il entend davantage de compétition entre les entreprises, mais aussi entre les travailleurs à l’intérieur et à l’extérieur des firmes. Le rêve moite de la majorité UMP serait d’instaurer le contrat unique et la « fléxisécurité » à la française.
En vue d’enterrer le contrat à durée indéterminé (CDI), trop contraignant pour les entreprises, la droite prévoit la mise en place d’un contrat de travail évolutif. En théorie les droits seraient acquis en fonction de l’ancienneté passée dans l’entreprise. Le licenciement serait facilité. Une manière de donner des latitudes supplémentaires aux DRH pour la gestion des ressources humaines. Objectif : le « turn-over » maximum. Cela fait écho aux demandes répétées du patronat qui, dans l’intérêt d’inconscients salariés, exige plus de souplesse dans la gestion du personnel. Idéologiquement c’est la loi de l’offre et de la demande sans aucune entrave.
Du même tonneau, le concept de « fléxisécurité » prévoit une plus grande souplesse dans la mise à l’écart des collaborateurs. Très admiratif du modèle anglo-saxon, N.Sarkozy l’américain* voudrait imposer en France la « fluidité » du salariat d’outre-manche. En pratique, la « fléxisécurité à la danoise » que vante tant le versatile E.Besson demanderait (à prestations égales) de multiplier par huit les ressources des services de l’emploi. Avec l’UMP et N.Sarkozy, impossible.
En réalité, la loi de modernisation de l’économie met en œuvre (faute de contrat unique) la rupture par consentement, qui permet aux salariés et aux chefs d’entreprise de mettre fin au contrat à »l’amiable ». Ce dispositif a pour but d’éviter le recours au licenciement « déguisé ». Néanmoins, il ouvre la voie à de nombreux abus. Dans les sociétés, compte tenu du rapport de subordination, il est fort probable que ces nouvelles réglementations entraînent des dérives arbitraires. Assuré de percevoir des allocations chômages, le salarié est peu enclin à s’accrocher au poste si les pressions sont trop fortes. Au final, c’est une manière de faire peser sur les comptes sociaux les ajustements économiques et financiers des entreprises. Au prix de moindres efforts.
La « corvéabilité » du salarié est au cœur du dispositif du gouvernement de F.Fillon. Les ministres semblent oublier que les entreprises françaises effectuent près de 800 000 licenciements par an. Après consultation de ces chiffres, l’éminent analyste officiel J.Marseille ne pourra plus affublé la France de « dernier pays à économie planifiée après la Corée du Nord et Cuba ».
L’emploi dérégulé est aussi en constante augmentation : en 1996, le nombre d’entreprises de travail temporaire s’élevait à 5 000 et elles comptaient un effectif de 320 000. Ces chiffres sont passés en 2006 à 7 800 pour un effectif de 690 000**.
Par l’argument de l’employabilité, les thuriféraires patronaux souhaitent contraindre les travailleurs à la mobilité. La sociologie du travail semble échapper totalement aux décideurs de ce pays. Comment peut-on encourager l’accès à la propriété pour tous***, c’est-à-dire l’endettement sur 35 ans, et inciter à une chimérique mobilité ? Les employés et ouvriers représentent plus de 50% des travailleurs en France, 70% si on additionne les professions intermédiaires**. De quelles mobilités parle-t-on pour ce type d’emplois et quels niveaux de salaires ? Va-t-on imposer, par exemple, la mutation d’un opérateur de saisie à 350 km de son domicile pour 1 380 euros bruts par mois parce que c’est « moderne » ? Pour un cadre dirigeant, mutation, mobilité signifient (forte) évolution de la rémunération. Il en est tout autrement d’un salarié au dessous de 1,2 fois le smic, pour qui mobilité implique souvent déclassement.
La quintessence de cette vacuité est atteinte par le prospecteur d’avenir J.Attali et son concept évanescent de travailleur nomade. Notion idoine pour un public de cadres aisés captifs, applicable aujourd’hui à 5% des travailleurs et demain, pas au delà du double.
En janvier 2008, J.Généreux, tentait d’expliquer à un parterre de socialistes que la clef de la mobilité pour ceux qui la désirent, c’est la sécurité• . Contrairement aux néo-classiques (fraîchement baptisés libéraux), il estime qu’un environnement économique et légal rassurant pour le salarié motive les mutations dans des conditions moins violentes, moins stressantes.

*En septembre 2006, il déclara qu’il ‘appréciait l’énergie et la fluidité de l’Amérique
** Source INSEE
*** Cf. campagne du petit président
• Employant le terme malheureux de « sécure-mobilité »

vogelsong – Paris – 11 Août 2008