Retraites : Le bal des schizophrènes

Et je crois que vous devriez aller voir un psychiatre du gouvernement ; vous êtes très malade” – P. K. Dick – Le Bal des Schizos (1972) – p. 442 Coll. Omnibus
La parole gouvernementale se déploie sur deux tons. Deux niveaux de compréhension. Le premier, mitigé, presque rassembleur évoque souvent un rattachement aux grands principes républicains. Le second s’accorde plus subtilement avec les invectives Sarkoziennes, empruntées à la révolution libérale de la campagne de 2007. La contre-réforme des retraites, symptomatique de cette pathologie politique, de ce dédoublement du langage atteste du niveau actuel de communication : une incantation aliénée.
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Dans la bouche de F. Fillon, les paroles n’ont plus de sens. Il déclarait au quotidien Nice-Matin “Le système par répartition est au coeur de notre solidarité et de notre pacte républicain. Nous devons le sauvegarder. C’est ça, la priorité, pas de disserter sur un changement radical d’organisation du système auquel je ne crois pas”. L’homme de la faillite de la France, qui distille les peurs domestiques, celles d’un pays qui doit être géré comme une entreprise ou une famille, enfile ses hardes du « grand forestier »* pour soumettre le pays au désir impérieux des marchés. Pour la besogne, il se réfère aux fondements de la cohésion nationale en souhaitant ardemment garder le système de répartition, un acquis d’après-guerre. Mais dans le même temps supprimer par petits morceaux ce même système en augmentant la durée de cotisation, et en repoussant l’âge de départ légal à la retraite. Conserver tout en détruisant. La reptation peut commencer. Une tâche dévouée au cauchemardesque E. Woerth, petit comptable de Province et idéologue de classe, qui doctement expose les choix courageux et rationnels du gouvernement. Il proposait sur RTL “L’allongement du temps de travail, quand vous vivez plus longtemps, vous devez passer plus de temps au travail (…) L’âge légal de 60 ans est évidemment en débat, il ne faut pas avoir de tabou dans ce type de sujet”.  Une atmosphère de paranoïa peu propice à un débat sérieux. Car augmenter les durées de cotisations, compte tenu de l’âge de cessation d’activité moyen des Français (58,8 ans), entraîne mécaniquement une baisse des pensions. Une aubaine pour les sociétés d’assurances qui rêvent de jouer au casino avec les deniers des frustrés de la redistribution. Car finalement, la manœuvre consiste à aiguiller les Français vers la capitalisation, voire le boursicotage. Pourtant, on continue d’affirmer que la pérennité du système, largement plébiscité dans les études (dit-on), constitue l’objectif du gouvernement. Insensé.
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Les psychopathes de la dette continuent de ressasser les mêmes rengaines sur le système social trop dispendieux. Si l’âge de départ moyen à la retraite est de 61,5 ans, il est souvent précédé d’une période d’inactivité (chômage, maladie). Plus de deux années et demie (entre l’âge de cessation d’activité et l’âge de liquidation de la retraite), qui pèsent sur les comptes sociaux.
L. Parisot, l’amnésique de l’UIMM déclarait au détour d’un délire “Il faut changer l’âge légal de départ à la retraite […] L’espérance de vie approche les 100 ans , […]”. Comme C. allègre, elle s’amuse (avec les statisticiens du MEDEF) à gribouiller des courbes d’espérance de vie, en spéculant sur une progression linéaire. Elle oublie que l’espérance de vie en bonne santé est estimée à 64,2 ans pour les femmes et à 63,1 ans pour les hommes (source INSEE). La patronne du patronat oublie surtout d’intégrer dans son équation d’espérance de vie ses propres variables, c’est-à-dire un allongement de la durée du travail. Car l’accroissement de l’espérance de vie est aussi dû aux constants progrès des conditions sociales. Le MEDEF par son dictaphone l’UMP semble aborder la question hors de toute contingence sociale. Un pur délire scientisto-mécaniste où le progrès se réduit à la capacité de l’homme à produire rationnellement les éléments nécessaires à sa survie. Les conditions d’existence (physiques et psychologiques) reléguées au second plan ou simplement oblitérées. Beaucoup plus simple.
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Grâce à E. Woerth, F. Fillon ou L. Parisot la frontière entre le progrès et la régression est devenue si ténue qu’on ne distingue plus la différence entre un projet de classe, un projet de société, la mise en coupe réglée de la classe moyenne pour la calibrer aux impératifs de production, ou plus vulgairement la perte intégrale de repères sociaux. La lévitation dans des sphères hors du sens commun. Atteint de bipolarité aiguë, le gouvernement met sur les rails un projet d’allongement de la durée du travail, soufflé par une organisation patronale le souhaitant vivement. Qui dans le même temps en son sein, par ses pratiques quotidiennes (le MEDEF) met littéralement à la casse des salariés de plus de 50 ans. Les économistes, plutôt que de pointer des contradictions internes au même sujet, divaguent sur la relativité de l’âge de la retraite. Au comble de l’aphasie, ils estiment que l’allongement de l’âge de départ rajeunirait les seniors au sein des entreprises. Un monde de dingues…
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*Croque mitaine dans « Sur les falaises de marbres » E. Jünger
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Vogelsong – 10 juin 2010 – Paris
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L’héritage du CNR battu en brèche

« L’union des représentants de la Résistance pour l’action dans le présent et dans l’avenir, dans l’intérêt supérieur de la patrie, doit être pour tous les Français un gage de confiance et un stimulant. Elle doit les inciter à éliminer tout esprit de particularisme, tout ferment de division qui pourrait freiner leur action et ne servir que l’ennemi. » – LE CONSEIL NATIONAL DE LA RÉSISTANCE


Faire table rase du passé. D. Kessler*, figure influente du patronat français se réjouissait lorsque N. Sarkozy accédait à la présidence de la République. La promesse de mise en coupe réglée du consensus établi au Conseil National de la Résistance (CNR). Fondement du modèle social français, il constitue, pour les chantres de la mondialisation, une plateforme dont il faut nécessairement se soustraire pour rentrer de plain-pied dans l’économie globalisée. Les petits apprentis du libéralisme oublient que l’assentiment national de l’époque avait une portée philosophique et sociale. Des domaines de plus en plus étrangers aux frénétiques de la marchandisation du monde.

La crise du capitalisme a douché les ardeurs du duo MEDEF / UMP. Le président de la République victime des évènements a du remettre à plus tard ses grands projets de démolition du modèle social. Un schéma économique boursouflé et handicapant qui met, aux dires de la colombe L. Parisot, la France à la traîne dans la compétition avec les pays à bas coûts salariaux. L’aplanissement social ne date pas d’hier. Dans l’hexagone depuis 25 ans, quelle que soit la couleur du gouvernement en place, les protections présentées comme des entraves au développement et à la liberté ont été méthodiquement oblitérées. En pratique, la gouvernance Sarkozy a dû refréner ses ardeurs après un départ en trombe. De telle manière qu’à mi-mandat, les éditorialistes et commentateurs trouvent au président des vertus interventionnistes, voire néo-keynésiennes. La première mesure de N. Sarkozy fut de supprimer la carte scolaire. Toujours en délicatesse avec la culture et le savoir, cet ignare, sous couvert de liberté éducative, préfère ouvrir aux quatre vents les mobilités scolaires toujours avantageuses aux plus nantis, que de favoriser la mixité. Un objectif bien trop difficile à atteindre. Il instaura ensuite un bouclier fiscal pour préserver les plus riches de l’impôt, pauvres fortunés ! Puis fidèle à sa faribole de campagne (travailler plus pour gagner plus) proposera aux Français, en complet contresens avec l’histoire, de turbiner davantage. Dernière mesure dont plus personne ne cause, le gouffre qui sépare aujourd’hui le réel et les promesses étant si grand après la crise de 2008. Elle porte un coup d’arrêt aux grandes manœuvres. Pourtant l’activisme visant la destruction des accords d’après-guerre continue de plus bel, mais sur un autre registre. Très focalisés sur les ravages de la « marchéisation » de l’école, des services publics et de la santé, d’autres dangers sortent du champ de l’analyse. Le grand renversement souhaité par l’oligarchie constitue aussi une remise en question complète des valeurs.

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le patronat essentiellement collaborationniste a, bon gré, mal gré accepté le large consensus du CNR. Les gaullistes évitèrent l’hypothèse de la République soviétique, les communistes instillèrent des avancées conséquentes, crédibilisant leur mouvement. En creux, la mise à l’écart de l’extrême droite dans la gestion des affaires du pays. L’instauration tacite d’un accord national démocratique de salubrité pour éviter de remettre dans le circuit de l’administration française les tenants d’une idéologie méphitique.

En 2007, N. Sarkozy accède à la plus haute fonction de l’État en singeant le programme du Front National, parti d’extrême droite xénophobe. Ce n’est pas (seulement) une rupture économique, mais historique que la droite française opère. Finies les oeillades discrètes aux classes populaires frontistes, finis les dérapages contrôlés, la droite classique donne aujourd’hui dans la xénophobie ordinaire, l’abjection d’État. Décomplexée dans son bourrage de charters et dans son exhibitionnisme nationaliste et identitaire, l’administration trahit sa glorieuse mémoire. Elle plonge la France dans la fange.

Quand le volet économique de la rupture rencontre un écueil, la rupture politique continue. En ce domaine rien ne peut l’arrêter. Pas de crise économique pour démontrer que le système est inepte. Le gouvernement joue à fond la haine reptilienne de l’autre. Et ce ne sont pas les micro-manifestations de la CIMADE, de RESF et d’autres qui démontreront l’inhumanité du régime qui sévit.

Kessler et les dominants qu’il représente mesurent la portée des régressions. Il est peu probable que leurs godillots médiatiques soient à la même enseigne. Que dire alors des citoyens noyés sous la nécessité de modernité, d’efficience productiviste pour les besoins de la compétitivité commerciale globalisée . Si en trois ans de règne sarkozyste, le programme économique du CNR a continué régulièrement de perdre des plumes, on ne peut en dire autant de l’universalisme de son message. De ce qui faisait le rapport à l’autre et du bannissement de la bête immonde fascisante. Et là se situent la rétrogression massive, l’abaissement national. La tache indélébile qu’une génération de citoyens, de commentateurs, d’élus contemplent sidérés et atones.

*D. Kessler, ancien vice-président du MEDEF, a déclaré dans le magazine Challenges (4 octobre 2007) qu’il fallait « défaire méthodiquement le programme du CNR » en précisant : « le gouvernement s’y emploie ».

Vogelsong – 28 novembre 2009 – Paris