La crise comme système politique

« La folie, c’est se comporter de la même manière et s’attendre à un résultat différent. » A. Einstein

« Situation difficile ou préoccupante », c’est ainsi que se définit une crise. Sur le temps long. Sur une période plus courte, il s’agit d’acmé de brève durée avec comme dénouement un retour à la normale. C’est cette normalité qui pose question dans le débat économique et social. Car on peut se demander ce qu’est une situation de non crise ? Le retour d’une certaine prospérité, le chômage zéro, une croissance à plus de 5%, tout à la fois ? Quel état de la société impliquerait que ce terme « crise » ne soit plus le maître mot des commentateurs et politiciens. Quel que soit le bord politique, c’est une incontinence, un ressassement. De V. Pecresse : « nous avons dû lutter contre une formidable tempête qui s’appelait la crise » à A. Filippetti qui évoque la crise pour justifier de menues coupes dans les budgets culturels (France Inter le 29 octobre 2012) ou J. M. Ayrault qui prévoit, lui, une issue imminente avec « La sortie de la crise, elle est là » le 25 octobre 2012.

Christopher Dombres

On peut se projeter 30 ans en arrière, ce sont les mêmes couplets que l’on entend. Depuis le mémorable « Vive la crise » de L. Joffrin et Y. Montand (1984). Le tournant libéral de la gauche s’est réalisé sous l’égide de la crise. Entendre un changement de paradigme dans l’économie politique menée par l’Etat. Les entrepreneurs vont devenir la préoccupation principale des politiciens et du monde médiatique, la concurrence le seul horizon possible, la compétitivité une fin en soi. Subsistera une résistance molle aux attaques sur ce qui fait le socle de la gauche, les services publics de santé et d’éducation. Mais dès lors, toute décision politique sera prise sous l’empire de cette situation de mise en tension. La crise.

Trois décennies plus tard le schéma politique reste sensiblement le même. Depuis 2008 la situation est jugée exceptionnelle, quasiment apocalyptique. Etrangement, on peut se demander si la période 1985-2010 ne fut pas pour les humbles, un âge d’or. Tant cette crise là surpasse les autres. En réalité, les acteurs du débat public, en petits poissons rouges, feignent de perdre la mémoire. Ils oublient qu’ils utilisaient peu ou prou les mêmes arguties. Qu’A. Minc admonestait déjà les lascifs, que J. M. Colombani déplorait la dette, que M. Godet s’excitait déjà frénétiquement sur les miracles du secteur privé. C’est le même tonneau. Un oeil aujourd’hui sur un édito de C. Barbier peut convaincre que rien n’a changé. La génération du chômage de masse endémique c’est celle des années 80. Celle aussi qui a gouté aux joies de la précarité et de la paupérisation. En 2012, c’est strictement pareil.

Dans un billet de blog, Louis Calvero énumère les crises successives du 20e siècle. Pour lui aucun des soubresauts économiques du siècle n’a apporté de changement. On peut voir les choses autrement. Car ce qui se joue aujourd’hui, et depuis plus de trente ans c’est l’instauration d’un régime économique de crise. Une imbrication de crises dans la crise. Cette « inception » permet de jouer sur deux niveaux de pression sociale. La première longue et lente, instaure l’incertitude dans les consciences. La seconde, erratique porte le citoyen de Charybde en Scylla. Un cauchemar social. En somme la mise en tension économique comme système pérenne de la société. Avec assez de peur pour obtenir un assentiment même rétif. C’est l’attitude actuelle du gouvernement de gauche qui justifie un total immobilisme dans l’ordre du monde grâce à la crise. Mais aussi avec assez d’espoir pour ne pas plonger la société dans un tunnel sans fin, et en ce sens les déclarations comme celle de J. M. Ayrault sont révélatrices (« La sortie de la crise, elle est là »).

Périodes propices au charlatanisme, les thatcheriens sont de retour, de J. M. Aphatie à N. Beytout qui promettent un univers radieux, de fin de crise(s) avec les mêmes expédients qui ont conduit à la situation actuelle. Avec le même motif anxiété/confiance que le gestionnaire de l’immobilisme de gauche. La folie en sus. C’est-à-dire que ce qui ne fonctionne pas depuis trente ans devrait être amplifié : dérégulation financière, libéralisation du marché du travail, excitation permanente autour de l’olympe symbolique des winners (les capitaines d’industrie, traders et autres pigeons), récurage des biens communs (services publics)… et la liste n’est pas exhaustive.

Peut-être qu’au bout du compte, il n’y a pas de crise. Que celle de 2008, que tout le monde s’accorde à qualifier de phénoménale n’est que l’aboutissement logique d’un système de tensions économiques qui règne depuis trois décennies. Une étape plus pentue dans le lent glissement qui exerce une pression constante sur les dominés. La preuve la plus flagrante de cet accommodement se situe probablement dans l’urgence à ne surtout rien faire. A psalmodier les mêmes mantras sur la dette publique, les assistés, le chômage, la sécurité sociale, aux mots près décennies après décennies. Sans se rendre compte que ce qui n’a pas eu d’effets en 1987 n’en n’aura pas en 2013. A moins qu’on le sache et que l’on fasse juste « comme si ».

Vogelsong – 1er Novembre 2012 – Paris

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Mort systémique et parfum d’apocalypse

“A quoi reconnaît-on la fin d’une époque ? A ce qu’un présent soudain insupportable condense en peu de temps ce qui fut si malaisément supporté par le passé.” R. Vaneigem “Adresse aux vivants”

Comme une odeur de putréfaction qui exhale de l’époque. Comme un sentiment que tout pourrait basculer dans le chaos. Peut-être la perception de la fin d’un monde, d’un modèle de survie, qui inconsciemment filtre dans nombre de propos ?

Christopher Dombres

Christopher Dombres

Il n’est pas anodin que concernant la Grèce le député N. Dupont-Aignan évoque le cas du “patient guéri, mais décédé, pour illustrer sa défiance face aux terrifiants sabrages successifs qui mettent le pays à genoux. Lui coupant toutes ressources vitales pour passer le cap d’une crise dans la crise. Dont on ne sait réellement si elle est née d’une erreur de pilotage politique, ou d’une fatalité propre à un système économique totalement absurde. Car plus qu’une menace de collapsus intégral du mécano financier, s’étale là, devant des citoyens incrédules, les derniers spasmes d’un dispositif totalement exténué et en perpétuel défaut depuis presque deux générations. Deux générations sacrifiées, abreuvées aux balivernes de la sortie du tunnel. La promesse de (re)voir la lumière, l’espoir ténu d’émerger du coma social et économique. Promesse, dont la fonction essentielle consiste à légitimer le sauve-qui-peut des consciences, et à s’immuniser pour affronter la survie augmentée. Dans le champ de ruines aseptisé de nos villes, où il faut apprendre sans sourciller à contourner les corps avachis sur les bouches de métro.

On peut sauver des blessées, mais on ne peut pas sauver des morts déclare R. Muselier, médecin devenu député marseillais. Ainsi qualifie-t-il les salariés de Fralib (et les disqualifie du royaume des vivants) qui luttent pour la survie. Survie comme citoyen possédant le minimum nécessaire à une existence sociale. Une activité professionnelle l’affranchissant du “cancer de l’assistanat” telle qu’il est défini comme pathologie sociale (et) mortelle par le régime. Où les zombies perçus comme chair à canon de la machine productiviste s’attachent eux-mêmes aux instruments de leur asservissement. Ils perçoivent surement, les paradoxes de cette absurde situation. Consciemment ou inconsciemment. Tellement absurde d’ailleurs, qu’elle ouvre la voie aux railleries des nervis de l’ordre cannibale du monde. Croque-morts parés de complets anthracites, squattant l’Olympe symbolique de la démocratie représentative et décrétant les vivants, plus vivants qu’eux, morts.

Présumé inaltérable et sans alternative, l’ordre économique semble finalement pouvoir basculer dans l’au-delà. L’inexploré. F. Lordon goguenard lance “La Grèce va faire défaut. Et là on entre en terre inconnue”. Ce que tous s’étaient interdit d’imaginer. Il lâche aussi “la ruine du système bancaire, c’est le retour au potager en cinq jours”. Le post capitalisme non consenti, non maitrisé, c’est peut être ça, un trépas dans le chaos et le potager.

Vogelsong – 20 septembre 2011 – Paris

Élie Cohen, l’unique économiste de France

“C’est une crise particulière, c’est une crise financière” E. Cohen le 12 août 2011 sur France Inter

Incarnant parfaitement la crise, E. Cohen, économiste, membre du conseil d’analyses économiques, est en rotation permanente dans les grands médias depuis que les marchés frôlent l’apoplexie. La France manifestement ne dispose d’aucun autre économiste, expert, penseur, pour analyser l’emballement qui touche la sphère financière. Il n’y a pas de hasard dans l’omniprésence d’E. Cohen sur les plateaux. Il fait figure de didacticiel en économie financière. Mais en pratique, il n’explique rien, survole les causes tout en traçant la voie de la rédemption du système d’accumulation en écho aux gouvernements. Il tente, tout en les critiquant pour leurs impérities, car lui est un scientifique, de préparer le terrain aux réformes. Il est le héraut de l’austérité dictée par le messie marché. Avant de raser le péquin, E. Cohen l’onctueux, explique le monde, à la fois péremptoire et jovial.

Invité dans l’émission du service public “C dans l’air” le 11 août 2011, E. Cohen affirme que les marchés n’ont rien à voir avec l’explosion de la dette publique qui frappe les pays occidentaux. Thématique orthodoxe, présentant les bourses, les spéculateurs, les marchés comme des agents informatifs qui alertent sur les incuries dans l’économie réelle, et mettant en lumière la bonne gestion. Sans nocivité, d’une neutralité absolue, ils n’auraient donc aucun impact sur l’économie, la vie, le chômage, les plans sociaux, la course au profit, le réflexe spéculatif. Les marchés sont là, depuis la nuit des temps et la spéculation serait “un phénomène naturel” expliquera-t-il sur France Inter le 12 août 2011. La mission de cet expert, bien aidé en cela par le faire-valoir, grand adepte du “monde qui s’accélère”(une expression qu’il peut repeter quatre fois au sein du même monologue) P. Dessertine qui osera un “les marchés attendent un signal politique”, consiste à banaliser les crises financières et dédramatiser le chaos. Comme “insiders”, ils jargonnent juste en deçà de la limite du compréhensible pour faire entendre qu’il est irrationnel de prétendre à l’irrationalité des marchés financiers. Bonnes gens dormez tranquille.

E. Cohen a manifestement un problème avec la notion de causalité. Affirmer que la sphère financière n’influe pas sur les comptes publics revient à nier toutes les interactions du monde économique, des effets en cascades, induits, indirects, et psychologiques. Notions primaires abordées durant l’année de terminale ES (série économique et sociale), et bien explicitées lors des deux premières années de Sciences économiques. Assommer le citoyen de phrases lénifiantes, en oubliant les rudiments de la matière tient lieu de pédagogie dans les médias dominants. E. Cohen feint d’oublier les restructurations d’entreprises pour motifs boursiers (souvent mises en place par des établissements bénéficiant d’avantages fiscaux). Mais aussi les plans “sociaux” épongés par les deniers publics. Peccadilles que le grand économiste passe par pertes et profits. Il omet les effets psychologiques dévastateurs sur le corps social dans l’impérative compétitivité qui n’a d’autre ressort bien souvent que le rendement des actions. Des effets dévastateurs qui ont un cout social, supporté par l’État. Car toute son énergie se focalise sur la réhabilitation de la finance. Et il en dépense.

Au milieu de la récitation des ouvrages d’ingénierie financière du maitre de conférence, on décèle quelques approximations. Tout en déclarant que la “spéculation est un phénomène naturel”, il expliquera narquois à l’adresse des contempteurs du système, trois phrases plus tard, que « la financiarisation c’est nous qui l’avons voulue ». Pour l’expert, il s’avère urgent de trancher entre l’immanent et le sollicité, l’imparable et le choisi. Il en va de la survie de la notion même de Politique et de choix de société. Il en va aussi de sa cohérence intellectuelle. E. Cohen, chercheur au CNRS, dégaine des réponses à géométrie variable, dans la lignée des fast-thinkers dont s’amusait P. Bourdieu. Il ne s’attache pas à éclairer le citoyen en toute neutralité, mais à lui inculquer sommairement l’idéologie de marché tel un vulgaire chargé de communication.

Critiquer les actions du gouvernement en matière de finances publiques tout en concluant sur d’identiques préceptes d’austérité permet de squatter les plateaux, de parfaire sa surface médiatique. Dans cet univers paresseux sans remise en cause, sans droit de suite. E. Cohen y élucubre depuis vingt ans la financiarisation heureuse. Cesser de l’inviter serait reconnaître le fourvoiement. Alors, on convie ad libitum le jovial pédagogue bardé de diplômes et bouffi d’assertions. Dont l’une d’elles est la certitude d’être de centre-gauche…

Vogelsong – 12 août 2011 – Paris

Le pouvoir sans le Pouvoir

“Les marchés doivent entendre les messages puissants du G7” F .Baroin le 08-08-2011

Jamais le ministère de la parole n’aura aussi bien porté son nom. Jamais un ministère comme celui de l’économie n’aura autant montré qu’il n’avait, une fois l’accessoire écarté, plus guère d’utilité. À part peut-être celui de la représentation. D’émettre une parole puissante comme l’a répété F. Baroin, moins glamour qu’à l’accoutumée sur les ondes d’Europe 1 ? Un ministre qui fait le tour des plateaux (le soir même sur TF1) suant la panique pour expliquer à qui veut encore l’entendre que les gouvernements contrôlent encore quelque chose. F. Baroin incarne parfaitement le politicien relégué au rôle de chef de service, dont l’envergure nonobstant ce qu’il peut penser de lui-même ne dépasse pas ses prérogatives de nuisances sur le petit personnel.

Après dix jours consécutifs de baisse de la bourse de Paris, une panique générale suite à la dégradation de la note des USA, un faux accord historique européen “pour sauver la Grèce” et l’euro, le gouvernement fait ce pour quoi il est censé être payé, c’est à dire gouverner. Et plus précisément donner l’impression à ceux qui ont fait en sorte qu’il fut nommé de s’occuper de leurs affaires. Ce que le mandat représentatif dans une démocratie impose d’honorer. Or, le ministre de l’Économie, en l’espèce celui du désastre, n’a d’autres solutions que de conter la réalité avec des mots choisis. Il martèle que les ministres européens avaient transmis “un message puissant” aux marchés pour que la confiance revienne. C’est avec ce type de vaticinations que la démocratie représentative perdure. Dans une étourdissante inversion des rôles, où la puissance publique tente de capter l’attention d’une entité protéiforme totalement irrationnelle : le Marché.

Tout cela n’arrive pas par hasard. F. Baroin incarne l’élite qui s’est jetée corps et biens sur les promesses et les prodiges de l’autorégulation. A l’instar d’une classe politique qui depuis trente ans s’évertue à déposséder l’État de moyens de faire de la Politique. Un désarmement unilatéral. Une retraite sans condition. La construction européenne et plus précisément les prérogatives d’indépendance et de lutte contre l’inflation de la BCE (Art III. 177) en sont un bel exemple*. Ainsi qu’une zone économique de circulation libre de capitaux et de marchandises, où seul est entravé, par des mesures administratives, le mouvement des personnes (Schengen). Mais plus généralement, il s’agit d’un ralliement au dogme de la mondialisation. Or derrière le concept, il y a une réalité, ce mode d’organisation (ou de désorganisation) implique, de fait, un désengagement de la puissance publique. Un désengagement accompagné par deux formes politiques à première vue paradoxales.

Une forme symbolique quand il faut régler les désordres du capitalisme. On s’en remet au pitoyable Pater sur la “moralisation”. En substance, continuer de ne rien faire. Car au stade avancé de main mise sur l’économie mondiale par la finance il n’y a plus grand-chose à réguler. Un théâtre d’ombres et de marionnettes dont F. Baroin est un figurant typique. Le pouvoir qui a perdu le pouvoir et qui tente d’en simuler un par le discours. Dont l’usage tient plus du Duckspeak que de la puissance évocatrice. Le niveau de dépossession est tel qu’il n’y a plus rien à dire de concret, parce qu’il n’y a plus grand-chose à faire. Sauf espérer. Ou implorer les grands dieux des marchés.

Une forme répressive, ensuite, quand il faut accompagner toujours plus loin le désengagement de la puissance publique. Le discours de F. Baroin prend alors du sens (c’est pour cela qu’il est paradoxal). Car même en période de crise il continue de mener campagne en faveur des réformes, montrer sa bonne volonté comme s’il présentait un oral afin d’obtenir la confiance des agences de notations (et de l’entité Marché). Mais au delà, le gouvernement s’est mu en commis, pour accomplir la petite besogne avec le peu de marge qu’on lui laisse (ou qu’il se laisse). Il n’y a plus rien de positif à proposer aux citoyens, reste l’horizon de la peur. Celui par lequel on soumet, on dépouille. De petites réformes successives sur le service public, sur l’allongement des durées de cotisation ou la compétitivité (entendre blocage des salaires) qui n’ont aucune vocation émancipatrice. Juste conserver l’hypothétique sésame du AAA (“Le 20/20” selon J. M. Six directeur européen de Standard & Poor’s).

L’exemple de F. Baroin (et de ses semblables) est représentatif, mais n’est pas le plus problématique. Comme conservateur ralliant le libéralisme il est dans un rôle naturel. Un système qui assure la conservation des positions dominantes (quoi qu’en disent ses zélateurs). Lors de crises aiguës, il joue sa partition (très mal, mais du mieux qu’il peut) pour gagner du temps. Plus symptomatique est l’atonie de la gauche de gouvernement (le PS) sur les questions économiques globales. Un parti qui par paresse, conformisme s’est rallié au modèle hégémonique capitaliste. Alors que les périodes d’apoplexies financières lui offrent un boulevard électoral. Mais elle ne résiste que placidement, symboliquement pour continuer d’exister comme force d’opposition. Comme alternative mais à quoi ? Il est troublant d‘entendre M. Aubry s’en remettre à la BCE ou réciter des mantra sur une chimérique coopération des états européens (en particuliers l’Allemagne, qui en passant, se contrefiche des états d’âme hexagonaux). Un couplet trentenaire ressassé ad nauseam qui sert de cache-misère aux renoncements. Les “progressistes” n’articulent aucune proposition sérieuse de rupture avec un système qui inéluctablement va au désastre. Plus l’habitude, ni la culture. Se contentant maigrement d’agrémenter l’existant.

 *Bien qu’elle ait infléchi son dogme à plusieurs occasions face au précipice, le collapsus général du système

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Vogelsong – 9 août 2011 – Paris

Les révolutions n’ont jamais lieu (c’est pour cela qu’elles sont surprenantes)

“On est dans une société loufoque, qui dépense pas mal d’énergie pour l’éducation de sa jeunesse et qui, ensuite, adhère à un système économique qui assure l’écrasement de la jeunesse et de la baisse de son niveau de vie.” E. Todd

 Étrange conjonction des évènements, au moment où la Grèce est à l’encan, des hôpitaux aux plages, les jeunes espagnols investissent les places, et l’oligarchie mondiale cherche un nouveau totem. En l’occurrence, une nouvelle icône au FMI, C. Lagarde libérale ministre du gouvernement Sarkozy. Étrange conjonction ou juste rapprochement de faits glissants sur le fil de l’Histoire. Épisodes disjoints dans le temps de la mondialisation ? Dans ces trois cas, les éléments de la démocratie sont questionnés : son processus, sa méthode. D’un côté l’instance supranationale, quintessence du modèle de la gouvernance, c’est-à-dire cooptation oligarchique, de l’autre, un joyeux bazar en perpétuelle agitation. En d’autres termes, la conservation des structures existantes et croupissantes face à l’anarchie et la thermodynamique des foules.

Les spécialistes en commentaires spéculent sur le “mal-être” de la jeunesse pour proposer une explication aux soubresauts que connaît l’Espagne. Ce vocable évoquant une quasi pathologie démontre assez clairement la façon dont est prise en considération la contestation d’une partie du corps social. À l’image des structures en place (supranationale, partis, syndicats), on dispose d’une batterie de traitements déjà prêts. Engoncé dans la phraséologie des casernes partisanes, on prescrit la relance de la croissance (par la consommation), les ajustements structurels, la croissance verte, le développement durable, ou autres impasses (ou balivernes) moult fois empruntées depuis trois décennies. Une attitude frénétique à l’obligation de propositions, ce tropisme militant, confinant presque à la folie.

D’autre part, un jargon officiel renvoyant une partie de la population à sa caractéristique pubère dans son “mal-être”, mais assez adulte pour embrasser les canon de l’économie libérale : responsabilité, individualisme et d’autonomie. Ce qui relève au mieux de la schizophrénie. Pas étonnant que pour une classe d’âge qui vit aux crochets de ses parents, le réveil soit brutal. Avec un réel très en deçà des promesses. Salaires misérables ou nuls, boulots merdiques, baignant dans un univers hyper consumériste.

On affuble cette jeunesse de sobriquets dépressifs au lieu de la considérer saine d’esprit, rationnelle, pleine de vie face à l’ordre cannibale du monde.

Pour éteindre les contestations, on s’appuie fortement sur le concept “démocratie”. C’est-à-dire la faculté d’aller aux urnes à périodicité régulière. D’y élire des représentants, puis le cas échéant, selon la convenance de les réélire ou d’en élire d’autres, plus tard. Et c’est avec une certaine religiosité que ceux qui commentent le “mal-être” des jeunes, psalmodient le “suffrage universel”. Non pas qu’il soit obsolète, ou inutile, mais considérant tous les paramètres, la démocratie réelle ou avancée est loin de se satisfaire d’un voyage cyclique aux urnes. Ce que demandent principalement les « indignés » en dehors des doléances matérielles c’est la sortie immédiate de la démocratie rudimentaire. Celle du pouvoir politique certes élu, mais aux ordres des institutions financières. De Metapotentats où règne la gouvernance. C’est-à-dire une façon de régir s’affranchissant de toutes contingences populaires. Le zéro absolu de la démocratie.

Un niveau zéro démocratique que brigue C. Lagarde. Ancienne avocate d’affaires rompue à la technocratie libérale. Zélatrice des plans d’ajustements structurels dans la droite lignée des prérogatives du consensus de Washington. Trois ans après l’apoplexie financière, le pouvoir supranational auto-acclamé revient aux affaires après une parenthèse dite keynésienne.

Alors que les places espagnoles vivent un instant d’anarchie anonyme, l’oligarchie mondiale se cherche une nouvelle star. Une figure emblématique pour entériner les desiderata de la “gouvernance”. La grande constante des « révolutions » si petites soient-elles, c’est qu’elles avortent toujours. Goguenards, les conservateurs de tous ordres, des sociaux-démocrates aux monarchistes, la toisent du haut des balcons. Souvent affublées de kermesses, elles finissent immanquablement en eau de boudin. Les conservateurs plastronnant du château se réjouissant de la suivante.

Seulement. Les révolutions n’ont jamais lieu, c’est pour cela qu’elles sont surprenantes.

La génération Y, troupeau désaffecté sans passion, ne semble pas s’acheminer vers un bouleversement de l’ordre établi. Celui des oligarques en auto-célébration. Les mômes, gavés de vacuité papillonnent, et rien ne laisse présager l’ignition. Comme au début du printemps 1968, quand la France se languissait…

Vogelsong – 30 mai 2011 – Paris